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Le développement historique et le fonctionnement de l'industrie de la chanson québécoise

Première partie
«Des veillées du bon vieux temps» aux festivals CPR: Les scènes urbaines reproduisent l'héritage de nos chansons (1917-1927)

Chapitre 3

De la scène au disque: premières incursions et exploitations de nos artistes et de leurs produits

    La scène est le médium omniprésent. Les premières stations de radio nord-américaines de la fin des années 10 la concurrencent légèrement. La première radio en terre québécoise, CKAC, fondée en 1922, offre une concurrence plus sérieuse. Musiciens, comédiens et amuseurs publics se retrouvent sur les différentes scènes, toutes tendances confondues. En pleine période de mise en valeur du folklore, le public écoute les exercices d'interprètes, d'arrangeurs et de traducteurs québécois des romances françaises et des ballades américaines. Quelques noms d'interprètes reconnus: Hector Pellerin, Roméo Mousseau, Paul Dufault, chanteurs lyriques qui flirtent avec les variétés. Ces arrangeurs composent aussi d'élégants pastiches des chansons à la mode. Un des plus éminents dans ce style, Roméo Beaudry, l'auteur de «Ange de mon berceau», soutient même La Bolduc dans l'enregistrement de ses premiers disques. Au-delà des classes «ethnique», «populaire», «comique», définies par les grandes compagnies de disques américaines, les chanteurs, conteurs, monologuistes et compositeurs s'entendent mieux que l'on croit. Peut-être les artistes comprennent-ils mieux que personne que les chansons s'abreuvent toutes aux mêmes sources, et que le public les reconnaît comme telles? Par contre, les premières tentatives pour consacrer le «meilleur folklore» sont faites lors de l'organisation des festivals de chansons, danses et métiers commandités par CPR (Canadien Pacifique) au milieu des années 20. Ces événements s'inscrivent dans la suite logique de la vaste exposition des artistes folkloristes, encouragée par les autorités cléricales. Mais ce mouvement tend à accentuer une discrimination entre la «Bonne Chanson» et la «chanson populiste», identifiée entre autres à La Bolduc.

    En parallèle, l'enregistrement musical fait ses premières apparitions marquantes. L'édition sonore commerciale est d'abord considérée comme le prolongement des divertissements de la scène. Les années 1890-1920 sont le théâtre d'une activité économique intense, en Amérique comme en Europe. C'est là qu'on retrace les premières innovations technologiques en fait d'enregistrement de paroles et musiques. Les premières «machines parlantes» ont tenté de s'imposer dans de multiples usages sur le marché, avant de se rabattre sur le plus rentable: la reproduction de musique et chansons pour divertir. La première compagnie d'édition sonore à s'installer à Montréal (1900-1901) appartient à Émile Berliner, concepteur allemand du premier gramophone tel qu'on le connaît. Aux États-Unis, Victor (associée à Berliner), Edison et Columbia sont les plus compagnies les plus importantes qui prospectent tout le marché nord-américain. Dès le début du siècle, ces compagnies enregistrent nos plus populaires artistes québécois sur cylindre ou sur disque gravé à la cire. En 1903, Berliner a inauguré la première «série québécoise», pour le moins hétéroclite. La fameuse chanson «O Canada, mon pays mes amours» y a été enregistrée par Victor Ocelier, de même que des chansons grivoises de Fertinel («Ben mon cochon»), du folklore interprété par Loiseau et des chansons de café-concert parisiennes interprétées par Harmant.

    L'enregistrement électrique des années 20 provoque une révolution qui renouvelle et élargit les catalogues. Plusieurs sonorités de voix (par exemple les voix féminines) et d'instruments (par exemple les violons) «ressortent mieux» à cause des nouvelles techniques. Cela constitue un tournant dans la carrière sur disque d'un grand nombre d'artistes, pour le meilleur ou pour le pire. Jusqu'au début des années 30, plus de deux mille enregistrements de chansons sont produits, en français comme en anglais. Les compagnies étrangères se disputent les droits de reproduction, sans grands égards pour les musiciens eux-mêmes qui passent d'un contrat à l'autre. Par exemple, plusieurs artistes accompagnant la prestation principale ne sont même pas crédités sur la pochette. Les musiciens folkloristes et les auteurs-compositeurs populaires associés au nouveau music-hall québécois (revues burlesques) sont ceux qui «profitent» le plus des premières éditions de disques 78 tours. Règle générale, leurs carrières sur disque sont très courtes et peu lucratives, à cause des coûts d'investissement initial et des politiques des grandes compagnies de production et distribution qui morcellent le marché en «genres musicaux».

    Le 78 tours fait aussi les beaux jours d'un certain nombre de nos interprètes et de nos auteurs-compositeurs de romances à l'américaine ou à la française. Ces sources musicales sont de plus en plus diffusées par le cinéma parlant et par la radio. L'enregistrement provoque une compétition de plus en plus forte entre producteurs et entre artistes. Une compagnie de production québécoise, la Compo, voit le jour à Lachine en 1918. La Compo crée des étiquettes comme Starr-Gennett, Brünswick et Apex, et s'associe en 1925 à Columbia pour des pressages américains. La Compo fait beaucoup pour promouvoir des artistes populaires du Québec, en rivalisant avec les autres compagnies nord-américaines comme Victor. Roméo Beaudry, directeur artistique pour l'étiquette Starr en 1927, encourage La Bolduc et lui fait graver plusieurs disques qui sortent au tout début de la Crise. Les premières chansons: «Y a longtemps que je couche par terre» et le reel de «La Gaspésienne», connaissent un succès monstre, dû en partie aux familiarités développées entre La Bolduc et ses publics sur scène. Alfred Montmarquette, Isidore Soucy, Ovila Légaré comptent aussi parmi les artistes vendeurs de l'étiquette Starr: ils ont déjà l'expérience de plusieurs enregistrements pour d'autres compagnies, par exemple Victor et RCA .

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Danielle Tremblay

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Édité le 16 décembre 1995