Essais et recherches
Esquisse d'une historiographie de la chanson au Québec
par Jean-Nicolas De Surmont, jdesurmont@yahoo.fr
aussi auteur de La Bonne chanson, le commerce de la tradition en France et au Québec dans la première moitié du XXe siècle, publié chez Les Éditions Triptyque.
- Table des matières:
- Chanson littéraire et chanson de tradition orale
- La chanson dans les sources imprimées du XIXe siècle
- Formes de diffusion et de représentation
- Première période :
- Apport des ethnologues à l'étude de la chanson
- Problème d'épistémè et passage de l'oralité d l'écrit
- Deuxième période : l'apport des musicologues
- Troisième période : l'étude de la chanson québécoise
- Renouveau de l'étude de la chanson
Je tiens à remercier Conrad Laforte pour ses précieux conseils.Au fil des ans, l'étude de la littérature québécoise et plus particulièrement de la chanson, considérée comme genre mineur, a pu acquérir sa légitimité académique. La présence de la chanson dans l'enseignement universitaire depuis près de trente ans témoigne de l'aboutissement d'un cheminement « historiographique » né au début du XXe siècle (moment où l'on commence à s'intéresser à la chanson). J'étudierai quelques manifestations de la chanson québécoise en me basant sur les recherches qui lui ont été consacrées et sur les pratiques qui ont permis sa diffusion. Parallèlement, je présenterai les principaux regards portés sur la chanson. à travers l'étude de ces regards, je tenterai de démontrer le lien qui existe entre l'histoire et l'historiographie; dans un premier temps par l'apport des ethnologues, ensuite celui des musicologues et enfin l'apport des littéraires à l'étude de la chanson au Québec. Que désignait pour eux le signifiant « chanson populaire »? Quel aspect de la chanson les a intéressés? Enfin, comment le développement même des structures de diffusion de la chanson et de la société en général a-t-il pu influencer leurs regards respectifs? Voilà quelques questions que j'essaierai d'éclaircir.
Chanson littéraire et chanson de tradition orale
En étudiant la chanson du Québec au XIX siècle et au début du XXe siècle, il est possible de dégager deux principaux types de chansons : la « chanson littéraire » et la « chanson de tradition orale », l'une correspondant grosso modo à un texte dont l'auteur, la date et le lieu de publication sont connus alors que l'autre signifie, à l'inverse, une chanson dont le nom de l'auteur, la date et le lieu de rédaction sont inconnus; de plus, elle est véhiculée, à travers ses différentes variantes, par le biais de l'oralité. La dichotomie que j'établis ici est une affaire complexe. Mon but n'est pas de donner une définition encyclopédique de la chanson mais plutôt d'apporter des nuances à la dichotomie. Néanmoins, cette définition permettra de mieux aborder la question de la chanson au Québec et de distinguer les lacunes des chercheurs.
La chanson dans les sources imprimées du XIXe siècle
Avant d'aborder l'étude de la chanson au Québec, il est nécessaire de jeter un coup d'œil sur les moyens de diffusion qui l'ont fait connaître dans la première moitié du XIXe siècle. La diffusion de la chanson de tradition orale (dite à l'époque « chants de voyageurs ») s'actualise majoritairement par la poursuite de son procédé séculaire de transmission alors que la chanson littéraire québécoise est véhiculée par la presse, par les recueils de chansons et, à l'occasion, par des événements patriotiques1. Dès les années 1830, quelques écrivains canadiens2 publient des chansons dans des journaux dont ils sont parfois le rédacteur unique. Citons par exemple le cas de Napoléon Aubin qui rédige et publie Le fantasque (1837-1849). La presse francophone publie ainsi dès les années 1830 des chansons signées par Napoléon Aubin, des textes anonymes (non signés) ou accompagnés de pseudonymes en même temps que des chansons anglophones d'Angleterre, d'Irlande ou des États-Unis. Il faut noter que toutes ces chansons, tant francophones qu'anglophones, sont rapportées sans grand souci de précision quant à la date de la rédaction du texte, à l'auteur et au lieu de publication du périodique ou du recueil de chansons3. En général, le répertoire publié reflète l'idéologie du journal qui le publie. Par exemple, autour des événements de la Rébellion de 1837-1838, plusieurs journaux anglophones publient des chansons contre Papineau alors que les journaux francophones publient des chansons en faveur du tribun. Les chansons glorifient non seulement la patrie canadienne mais aussi l'attachement à la France, alors que la presse anglophone vante les qualités du pays d'origine (Irlande, Écosse, Angleterre, etc.). La période entourant les troubles de 1837-1838 verra la diffusion de nombreuses chansons, si bien qu'il ne s'en publiera jamais autant durant les vingt années suivantes, Les chansons littéraires les plus diffusées dans la presse québécoise, dans les recueils de chansons et plus tard par le biais de l'enregistrement sonore jusqu'aux années 1930 sont « Un Canadien errant » et « Le drapeau de Carillon ». Plus tard, le « Ô Canada » et le « Ô Canada, mon pays, mes amours » connurent également leur période de gloire. Quant à la chanson de tradition orale, il faudra attendre encore pour qu'elle soit diffusée par l'écrit (recueil de chansons, presse), en raison de l'inexistence de son statut jusqu'au milieu du XIXe siècle. Ce n'est que vers les années 18604, à la suite du rapport du Comité de la langue, de l'histoire et des arts de la France, de l'émergence du monde de l'édition et de l'activité littéraire5 que l'on peut constater la multiplication de recueils non plus seulement voués de façon générale à la diffusion de chansons littéraires anonymes comme Le chansonnier ou nouveau recueil de chansons (1838), attribué à Joseph Laurin, ou Le chansonnier des collèges (1850) qui publie des chansons des élèves du Séminaire de Québec, mais aussi consacrés à la chanson de tradition orale. Ernest Gagnon sera l'un des premiers à se consacrer à sa diffusion. Il transcrit de mémoire les chansons de son répertoire en plus de collecter une vingtaine de chansons chez des informateurs tels Philippe Aubert de Gaspé père, Antoine Gérin-Lajoie, Joseph-Charles Taché, etc. Édouard-Zotique Massicotte fera la cueillette de chansons à partir de 1883 à Montréal, Trois-Rivières et dans le comté de Prescott6. Il publie également quelques chansons de tradition orale dans la presse québécoise (Le canard), accompagnées d'un commentaire descriptif. Il se préoccupe également de collectionner tous les recueils de chansons publiés au Québec à l'époque, comme le démontre sa bibliothèque conservée en bonne partie à la Bibliothèque centrale de Montréal7. De plus, Massicotte collige des « chansonniers » manuscrits tel celui de Mizäel Hamelin qui lui est remis au début du siècle. Ces recueils ouvragés en très grand nombre au XIXe siècle et jusqu'au milieu du XXe, contiennent des chansons du compilateur lui-même et d'autres de son entourage. Enfin, Massicotte consigne des chansons inédites de Édouard Fabre-Surveyer8, de la presse québécoise ou d'ailleurs, et enfin des chansons collectées oralement ou recueillies dans des « chansonniers » manuscrits (tels ceux de Pierre-Camille Piché et Joseph Gariépy). L'ensemble forme 2 418 chansons regroupées dans environ cent volumes conservés à la salle [Philéas] Gagnon de la Bibliothèque municipale de Montréal.
Formes de diffusion et de représentation
Les cahiers de Massicotte, classés par Conrad Laforte, comprennent quelques chansons historiques du XIXe siècle demeurées dans la tradition orale9. En général, les recueils de chansons, manuscrits ou imprimés, la presse et les chansons en feuilles (sans musique)10 contiennent de ce genre de chansons dont nous savons pourtant, d'après leur style, qu'elles ne sont pas héritées d'autres temps, d'autres mœurs et transformées par l'oralité; elles sont littéraires mais anonymes. À titre d'exemple, plusieurs chansons traitant de l'entreprise de Charles Chiniquy (1809-189911, nommé « apôtre de la tempérance » et plus tard « apostat », ou de Wilfrid Laurier12 sont restées anonymes et parfois folklorisées13. En fait, la distinction des formes, complètement évacuée par les folkloristes ou les littéraires du début du siècle, est délicate à établir. La prééminence de l'oralité, voire l'importance de l'anecdote ou de la performance de l'interprète plutôt que de la situation narrée explique l'anonymat des chansons littéraires jusqu'au début du XXe siècle. La prédominance de l'oralité illustre également la confusion née chez les chercheurs dans leur représentation des formes de diffusion de la chanson, chez qui chanson populaire (équivalent allemand de « Volkslied ») signifiait la chanson de tradition orale alors que la chanson littéraire, folklorisée14 ou non, échappait à toute tentative de conceptualisation ou de définition. Comment désigner par exemple les chansons littéraires anonymes, c'est-à-dire celles qui ont été imprimées à la suite d'un événement historique ou d'un fait vécu (« chansons anecdotiques »)? Dans le cas où il ne s'agissait pas de timbres musicaux, ces textes ont-ils été destinés à l'oralité ou ont-ils plut6t reçu le titre générique de chansons que l'on donnait souvent à tout genre de poème, au même titre que le conte était un terme passe-partout dans la seconde moitié du XIXe siècle15. Si elles ont été destinées à l'oralité et par la suite chantées, quel fut le médium de transmission? S'est-on confiné au texte ou l'a-t-on plutôt transmis oralement? En fait, la source du problème qui relève de l'anonymat des chansons n'est pas uniquement la prédominance de l'oralisé mais, de façon complémentaire, l'analphabétisation. Que la chanson soit littéraire ou de tradition orale, le fait qu'elle soit imprimée ne résout pas ce problème. C'est ce qui explique les différentes versions recueillies du « Canadien errant »16 ou de la chanson « Le Canotier »17 auprès d'informateurs qui la chantaient donc au même titre qu'une chanson de tradition orale. Un autre problème de classification provient des mélodies des chansons littéraires utilisées comme timbres. Ainsi, le dépouillement de la presse de même que celui des recueils de chansons nous fait découvrir quelques occurrences de ce phénomène : « La Marseillaise »18, « Sol canadien, terre chérie », « Le drapeau de Carillon »19, « Ô Canada »20, et « Un Canadien errant »21. Nous pourrions multiplier les occurrences pour en arriver au constat suivant qui témoigne de la difficulté de l'étude de la chanson jusqu'au début du XXe siècle : d'une part, l'ambiguïté de termes génériques employés par les chercheurs pose ultimement la « question de la contractualisation historique des déterminations génériques » justifiée par l'«existence [des) modifications temporelles et spatiales des noms de genre»22, d'autre part, par le fait qu'il demeure très difficile de repérer le discours véhiculé à l'époque sur la chanson littéraire, soit par des « énoncés définitifs » ou des « valeurs que [les auteurs] projettent sur les objets qu'ils retiennent »23. Même s'il y a eu une utilisation abusive du terme « chanson populaire », nous savons néanmoins qu'il s'agissait davantage de chansons de tradition orale que de chansons littéraires. Si, dans l'optique de cette période, nous pouvons considérer les quelques chansons « folklorisées » (« Le drapeau de Carillon », « Ô Canada, mon pays, mes amours ») comme des chansons populaires, c'est sur le plan fonctionnel et sémantique de ces chansons et non sur celui de leur origine24. Ces chansons, dont la popularité est peut-être redevable au fait qu’elles illustraient la vie quotidienne au Canada français, ont animé les veillées, égayé les travaux des champs, accompagné le bûcheron, le draveur et l'homme de cage comme elles ont rehaussé le patriotisme des Canadiens lors de cérémonies inaugurales, sacerdotales ou autres : « La chanson traditionnelle plus que toute autre manifestation de l'art traditionnel a, jusqu'à la dernière génération, fait ici partie de la mentalité rustique25. » Outre ces exemples de chansons littéraires qui ont eu une certaine parenté sémantique et fonctionnelle avec la chanson de tradition orale, le discours véhiculé sur les chansons naît tardivement, comme le souligne Jacques Aubé :
À partir de la [deuxième moitié du XIXe siècle], et jusqu'à la Première Guerre mondiale, la documentation historiographique se raréfie. Elle réapparaît plus abondamment à partir des années 1920 et maintient aisément son rythme pendant les années successives26.La relation étroite qu'entretient la chanson de tradition orale, qu'on désignait au tournant du siècle et même par la suite par le signifiant « populaire » (Hubert Larue, Marius Barbeau, Luc Lacourcière, etc.), avec l'histoire et les mœurs avait pour but de conditionner la pensée populaire. À ce titre, la chanson sous ses multiples formes de diffusion et de représentation : illustrations, radio, festivals, disques, soirées, constituait un excellent élément d'insertion dans la pensée populaire. La chanson de tradition orale préserve, par sa symbolique médiévale, la mémoire de « la douce France », provoque la tradition du respect filial, illustre les exploits des pionniers, permet d'occuper les réunions familiales, facilite la relation parent-enfant, assure ou plutôt encourage la survie de la langue, des traditions et de la foi catholique, éléments qui ont exprimé l'identité québécoise pendant plus d'un siècle. C'est dans cette optique que seront publiés les premiers recueils de chansons des folkloristes, dont Ernest Gagnon, Marius Barbeau, John Murray Gibbon, etc., après la diffusion de recueils imprimés de chansons littéraires anonymes ou françaises (La lyre canadienne, Le chansonnier des collèges). Selon Helmut Kallmann, « it should not be forgotten that Ernest Gagnon belongs the merit of first having demonstrated the value of folkmusic in the fabric of Canadian culture27 ». Charlotte Cormier et Donald Deschênes ajoutent que « à la suite de Gagnon [ "le premier à faire sa marque comme folkloriste par l'imprimé"], plusieurs mouvements et associations font maintes tentatives pour faire connaître la chanson folklorique. Malgré un maigre résultat d'ensemble, quelques parutions ont retenu l'attention. Mentionnons Les chansons canadiennes de P.E. Prévost (1907) et Les Noëls anciens de la Nouvelle-France de Ernest Myrand 189928 ». Ces mouvements sont néanmoins tous unis par l'idée d'identification à la nation française et les ethnologues s'évertuent à recueillir ces chansons avant qu'elles ne soient oubliées, un peu à l'image de l'exergue de Charles Nodier imprimé sur la page-titre des Soirées canadiennes fondées en 1861. De façon générale, il semble possible de rattacher la conception passéiste des premiers folkloristes à d'autres pratiques courantes à l'époque, tels le fait de corriger les mauvaises prononciations, voire les « locutions vicieuses » des élèves (méthode normative) en plus de se préoccuper des divergences lexicales entre le français de France et le français d'ici29 ou d'utiliser le phonographe dans un but d'éducation musicale30. La prise en charge de la diffusion de chansons de tradition orale collabore au même objectif didactique que les études en linguistique ou le phonographe éducateur, voire même que la connaissance de l'histoire littéraire selon la méthode Gustave Lanson qui doit améliorer le sens civique et patriotique des jeunes. En effet, le discours qui lui est assigné fait d'elle un instrument propre à la ressouvenance des traditions héritées de la Nouvelle-France, d'abord par sa relation avec les fêtes saisonnières fixes ou les périodes fériées, les travaux quotidiens et évidemment sa provenance. De cette façon, « le mouvement de la chanson folklorique, un "mouvement" musical comme le Canada n'en avait pas encore connu, constitua la phase de nationalisme musical du Canada31 ».
Première période :
apport des ethnologues à l'étude de la chansonSi le mérite du début des cueillettes de la chanson de tradition orale française revient à Ernest Gagnon, il n'en demeure pas moins que le véritable instigateur de ce mouvement, et à qui se joignit d'ailleurs Massicotte, est Marius Barbeau. Celui-ci et Massicotte publient le fruit de leurs collectes et constituent à ce titre la seule source d'étude de la chanson au Québec. Et encore, il ne s'agit toujours que de chanson populaire telle qu'on l'entendait à l'époque. Aucune étude, exception faite de l'article de Victor Morin paru dans Les mémoires de la Société royale du Canada en 192732, ne traite de la chanson littéraire, c'est-à-dire attribuée à un auteur et diffusée d'abord par l'imprimé, même si ce critère semble relatif lorsque l'on considère à titre d'exemple le fait que « Un Canadien errant » ne fut publié dans le Charivari canadien qu’en 1844, soit deux ans après la rédaction du texte par Gérin-Lajoie33. Après les travaux de Gagnon et de Massicotte, Barbeau entreprend une étude approfondie de même qu'une diffusion importante de la chanson de tradition orale. Il entame en 1915, « avec l'aide de quelques collaborateurs – MM. Massicotte, Adélard Lambert, le Père Archange [Godbout] et quelques autres – », la « collecte de près de 6 500 versions en texte de chansons [en 1932], de ballades et de complaintes provenant de tous les coins du Québec, et près de 4 000 mélodies prises au phonographe, ou autrement34 ». Il procède également à la collecte de recueils de chansons manuscrits et publie des chansons par le biais de périodiques (La Patrie, L'action catholique, La Presse, etc.). Il organise en 1919 les « Veillées du bon vieux temps » qui réveillent l'intérêt pour les traditions héritées de la Nouvelle-France, telles la ceinture fléchée35, qui servit durant la traite des fourrures, et la chanson transmise ici par les colons surtout dans le dernier quart du XVII siècle jusqu'à la Conquête. Marius Barbeau, anthropologue de formation36, dirigera plusieurs chercheurs (Luc Lacourcière, Conrad Laforte, etc.) qui apporteront une contribution non négligeable à l'étude de la chanson de tradition orale. Lacourcière commença ses enquêtes de folklore en 194037, après quoi il fonda, en février 1944, les Archives de folklore de l'Université Laval, annexées en 1981 à la division des archives de l'Université Laval. Il obtint également une chaire d'enseignement en arts et traditions populaires tout en poursuivant ses enquêtes – il recueillit plus de 5 000 chansons – et dirigea les premières études sur le folklore canadien à l'Université Laval38.
Problème d'épistémè et passage de l'oralité à l'écrit
La définition de la chanson populaire au début du siècle pose problème. D'abord, il semble que les folkloristes aient accordé trop d'attention à la chanson de tradition orale en oubliant que la chanson populaire pouvait être aussi bien les chansons d'un Joseph-Hormidas Malo ou d'un Léo LeSieur. À ce moment-là, la chanson de tradition orale n'était pas nécessairement « populaire » parce qu'elle se destinait à l'ensemble de la population mais plutôt parce qu'elle provenait de la campagne39. Il semble, en effet, que la distinction faite par les auteurs de L'illustration de la chanson folklorique (...) ne soit pas aussi claire pour Barbeau et Massicotte :
Au début du 20 siècle, les études folkloriques avaient établi l'existence de plusieurs types de chansons au Québec : les anciens chants traditionnels venus de France avec les premiers colons, les chansons françaises plus récentes qui étaient parvenues au Québec sous forme publiée et les chansons qui avaient été composées au Canada. La majorité des chansons de Chansons canadiennes sont d'origine locale et elles ont directement rapport à des situations ou à des événements historiques du 19e siècle40.En réalité, Barbeau et Massicotte se sont peu intéressés dans leurs études à définir la chansonnette, celle de France ou celle créée au Québec. Si la chanson de tradition orale est désignée41 par le terme « populaire », comment parler alors de la chanson littéraire lorsqu'elle appartient au peuple par sa grande diffusion et qu'elle lui est destinée? Cette lacune sémantique provient plus d'une utilisation abusive du terme, dont nous ne pouvons blâmer nos folkloristes puisqu'elle était la recommandation même du décret du ministre de l'Instruction publique français – Hippolyte Fortoul – (Comité de la langue, de l'histoire et des arts de la France), que d'un désintérêt total pour la chanson littéraire. Enfin, peut-être y a-t-il lieu de voir que, si les ethnologues s'étaient vraiment intéressés à cette chanson, ils auraient cherché à la définir ou à préciser leur utilisation du terme « populaire ». Néanmoins, la confusion qu'ils ont créée pour les lecteurs contemporains n'est pas si simple à résoudre. à quel moment par exemple une chanson devient-elle folklorique? La transmission orale, les variantes que cette connaissance implique, est-ce le seul critère de définition alors que les chansons littéraires, en fait surtout les hymnes, faisant partie de la tradition propre au peuple, sans avoir connu de variantes officielles, ne sont pourtant que des chansons littéraires (« Ô Canada », « Ô Canada, mon pays, mes amours »)? De plus, le fait que plusieurs chansons littéraires n'ont pas été signées, comme les chansons historiques que Massicotte recense dans sa collection, contribue à créer cette confusion pour le lecteur contemporain. Il pourrait s'agir là en fait de chansons folkloriques, comme l'on disait d'ailleurs en anglais (« folksong »), alors que le « Ô Canada » serait une chanson popularisée dans le sens d'un emploi généralisé et non dans celui qui avait cours à l'époque. à ces différentes formes de chansons s'ajoutent les mélodies de chansons littéraires utilisées comme timbre ou le texte littéraire modifié par la transmission orale (« Un Canadien errant ») ou la chanson de tradition orale littérarisée (comme par exemple « Le Rapide blanc » de Oscar Thiffault42 ou plus explicitement les chansons édulcorées de Charles-Émile Gadbois) par le remodelage de l'auteur. L'autre élément d'importance qui caractérise la période constitue le passage de l'oralité à l'écrit. Le XIXe siècle est sans nul doute caractérisé par la prééminence de l'oralité. Les chansons sont, dit-on, transmises depuis la Nouvelle-France de père en fils. À preuve de cette hégémonie, c'est aussi durant cette même période que l'on note de nombreuses folklorisations de textes littéraires. Par la suite, les ethnologues procèdent à la collecte systématique, la classification et l'interprétation de chansons de tradition orale en tentant de reconstruire l'esprit d'une époque par ses traditions orales et matérielles. Ainsi, ils témoignent du passage de l'oralisé à l'écrit. Enfin, par la suite, la tradition orale s'étant peu à peu estompée43, c'est l'ouvrage écrit qui sert de rampe de diffusion à la chanson. Ainsi, le passage est maintenant caractérisé de l'écrit vers l'oralisé alors que les enfants chantent les chansons du barde breton Théodore Botrel, celles des recueils des abbés François-Xavier Burque et Charles-Émile Gadbois (propagandiste de La bonne chanson entre 1937 et 1955). Ce passage de l'oralité vers l'écrit est le résultat d'un déterminisme historique : l'avènement de la société industrielle devait inévitablement entraîner la disparition de la tradition orale (comme ce fut le cas en Grande-Bretagne) rattachée à la diffusion de la chanson. La première étape, celle de la transcription, y contribue largement malgré le fait qu'elle est vouée à la préservation des traditions ancestrales et se révèle « un indice du refus de la modernité industrielle44 ». En fait, la transcription et surtout la publication de versions critiques mobilisent la chanson de tradition orale, et c'est là qu'entre en jeu le passage de l'écrit à l'oralité.
Deuxième période : l'apport des musicologues
Après l'intérêt soutenu par les ethnologues pour la chanson, mouvement historiographique qui perdure jusque vers les années 1950, les musicologues45 conjuguent leurs efforts à ceux des ethnologues, dont la collecte et particulièrement la classification, avec le travail méticuleux de Conrad Laforte, se poursuivent, mais développent un discours plus objectif. Les musicologues tels Helmut Kallmann, Willie Amtmann, etc. posent un regard différent dans la mesure où ils abordent maintenant la chanson littéraire, et non plus uniquement la chanson de tradition orale, par le biais d'études sur la musique canadienne. Leur approche est insuffisante parce que les chansons dont ils traitent sont en fait les hymnes qui ont connu le plus de succès et qui sont, par leur aspect fonctionnel et sémantique, plus près de la chanson de tradition orale que de la chanson littéraire. De plus, ils se restreignent à un corpus qui voit la collaboration entre le parolier et le compositeur de musique classique tels Achille Fortier, Calixa Lavallée et Jean-Baptiste Labelle, pour n'en nommer que quelques-uns. En définitive, ce qui les intéresse, par déformation professionnelle, c'est davantage la contribution du compositeur, dont l'activité au XIXe et au début du XXe siècle est largement reliée à l'art lyrique, que l'étude de la chanson en tant que telle. Comme la collaboration parolier-compositeur de musique classique disparaît vers les années 1950 (Jean Châtillon, Omer Létourneau, etc.), au moment où le statut d'auteur-compositeur se généralise, leur histoire ne rend donc compte que du XIXe siècle et de la première moitié du XXe siècle. C'est d'ailleurs en s'inspirant de ce regard sommaire sur la chanson littéraire que les historiens de la chanson québécoise écriront leurs études. Quant au traitement de la chanson de tradition orale, les musicologues réduisent l'apport des collecteurs aux travaux de Marius Barbeau : « Home in Québec (...), he became the first collector of folksong, transcriving the words in shorthand and recording the tunes46. »
Troisième période : l'étude de la chanson québécoise
Jusqu'à présent, l'étude de la chanson, comme l'avait été auparavant l'archivistique pour l'histoire, fut une discipline auxiliaire de l'anthropologie et puis de l'ethnologie et aussi d'un intérêt secondaire pour la musicologie. De plus, considérée comme un genre mineur par le milieu littéraire, la chanson fut rarement étudiée en elle-même par les littéraires. L'émergence d'études sur la chanson littéraire se situe au moment où la chanson entreprend une nouvelle phase. L'autonomie du corpus s'effectue par l'apparition généralisée des chansonniers, à la fois auteurs-compositeurs et interprètes, qui libèrent la chanson littéraire du monopole des musicologues et accentuent par le fait même le décalage entre la « musique de chanson » et la « musique classique contemporaine »47. Le développement des styles musicaux, de la collaboration entre compositeurs de musique classique et paroliers, puis ensuite l'apparition du chansonnier ont une influence sur la représentation que l'on se fait de la chanson. Contexte historique et contexte historiographique sont ainsi reliés comme ce fut le cas pour la grève de l'amiante qui donna lieu, entre autres, à des études sur l'histoire du syndicalisme, la complexification de la société industrielle qui provoque la naissance aux États-Unis d'une science qui tente d'expliquer les tensions, la sociologie, et aussi enfin, les débuts de l'étude systématique de l'histoire canadienne après les déclarations de lord Durham et la montée du nationalisme canadien. Ainsi, le nouveau regard posé sur la chanson littéraire, ou la chanson désormais québécoise, établit le transfert sémantique du terme populaire48, par le fait même changement épistémologique, avec l'avènement massif des chansonniers dans les années 1940 à 1960, la professionnalisation du métier et l'internationalisation de l'interprète49. A ce moment-là, le terme prend plutôt la signification d'une chanson littéraire dont la diffusion, voire l'emploi par le peuple et les imitateurs (tel le Capitaine Nô qui imite Raymond Lévesque), est généralisée. Ce regard, sans être aussi révélateur que celui des travaux de Lionel Groulx ou Thomas Chapais pour l'histoire canadienne, pose néanmoins un problème : comment et sur quel critère s'est-on basé pour établir la naissance de la chanson québécoise avec l'avènement de La Bolduc (pseudonyme de Mary Travers) et plus encore son institutionnalisation avec la découverte tardive de Félix Leclerc ? « Mais avant Félix Leclerc, remarque Christian Larsen, si l'on excepte les chansons et la personnalité de La Bolduc, ce qui se faisait ici en chanson ressemblait étrangement à ce que chantaient en France les Tino Rossi, Rina Ketty et Maurice Chevalier50. » Larsen a bien vu qu'il existait de nombreux chanteurs qui, dans les années 1940, faisaient des versions de chansons américaines et/ou françaises (Alys Robi, Femand Robidoux, Jean Lalonde, etc.). Comme bien d'autres historiens de la chanson (Bruno Roy, Pascal Normand, Benoît L'Herbier, etc.), pour ne pas dire la plupart, Larsen a, quant à lui, oublié de nombreux chanteurs français venus séjourner ici suffisamment longtemps, ou qui ont eu un succès relativement important malgré leur bref séjour, pour qu'on les considère, comme Joseph Quesnel et Louis Hémon pour la littérature, partie intégrante de la chanson québécoise. Henry Cartal, Louis Vérande et Albert Larrieu sont quelques exemples d'auteurs-compositeurs alors que c'est à Emmanuel Blain de Saint-Aubin que pourrait revenir le titre de premier auteur-compositeur-interprète si l'on en croit les paroles de Damase Potvin : « Aussi, Blain de Saint-Aubin n'avait-il aucune prétention en composant et en interprétant ses chansons51. » Les lacunes des historiens proviennent du fait qu'ils ont établi la date de naissance de la chanson québécoise avec La Bolduc. Ils négligent ainsi un siècle de diffusion de la chanson littéraire qui mériterait d'être étudiée à partir des programmes de spectacles, des collections de disques, comme celle de Jean - Jacques Schira52 ou d'André Vaillancourt53, et aussi à partir des recueils de chansons, de la presse québécoise qui commence, à partir de 1830 surtout, à publier des chansons littéraires anonymes et des partitions à la fin des années 1830. Il n'en demeure pas moins que, malgré ces lacunes, le succès obtenu par Félix Leclerc au Québec, et dans le même mouvement mais un peu plus tard, l'émergence de nombreux chansonniers à la fin des années 1950 (Gilles Vigneault, Claude Léveillée, Jean-Pierre Ferland, Claude Gauthier, etc.) suscitent de nombreux écrits sur la chanson et même particulièrement sur ces chansonniers tels les ouvrages de Monique Bernard et Christian Larsen. On publie également des monographies dans la collection « Poètes d'aujourd'hui » chez Seghers (Pauline Julien, Félix Leclerc, etc.) en plus des recueils de chansons (collection « Mon pays, mes amours ») aux Éditions Leméac (Claude Gauthier, Pierre Calvé, etc.). Enfin, on commence à noter des thèses portant sur la chanson littéraire, des premières de Yvon Desrosiers et de Normand Rousseau jusqu'aux dernières de Bruno Roy et Gaston Rochon.
Renouveau de l'étude de la chanson
Depuis quelques années, il semble que la chanson d'avant La Bolduc intéresse quelques chercheurs. D'abord notons les travaux de Maurice Carrier et Monique Vachon et de Bruno Roy. De plus, soulignons quelques thèses en musique (Hélène Paul et Mireille Barrière) qui donnent de bons indices sur les pratiques culturelles entourant la chanson au XIXe siècle et au début du XXe siècle. À titre d'exemple, les ouvrages de Cécile Tremblay-Matte (La chanson écrite au féminin) et Marie-Thérèse Lefebvre (La composition musicale), publiés à quelques mois d'intervalle, comblent un manque en focalisant sur l'apport des femmes à la vie musicale du Québec, incluant la période antérieure à La Bolduc, l'un sur les parolières et l'autre sur les compositrices. Nous savons aujourd'hui que la mémoire collective a négligé la présence des femmes. Il n'en demeure pas moins qu'elles sont nombreuses si l'on se réfère à ces deux ouvrages et à l'International Encyclopedia of Women Composers de Aaron I. Cohen qui dénombre, dans sa section consacrée au Canada, trois compositrices au XIXe siècle dont Emma Lajeunesse dite Albani, et 78 au XXe siècle dont Albertine Caron-Legris et Albertine Morin-Labrecque. On peut donc en déduire que la naissance de la musique canadienne s'effectue au XXe siècle, du moins en ce qui a trait à la participation des femmes. La chanson littéraire qui lui est reliée germe également dans l'esprit de plusieurs poètes dont les vers sont mis en musique (Albert Lozeau, Oliva Asselin, etc.).Enfin, le début des années 1990 marque une étape importante dans l'avancement de la recherche sur la chanson québécoise. En plus d'avoir recours à la publication régulière chez les Éditions Triptyque d'ouvrages portant sur la chanson et de projets de recherche dont les publications tardent à venir, les chercheurs pourront prochainement bénéficier de nouveaux instruments qui faciliteront leurs recherches sur les débuts de la chanson québécoise. Auparavant, ils s'étaient confinés à l'accumulation d'articles de journaux de l'époque où ils ont commencé à étudier la chanson, ce qui expliquerait en même temps leur prise de position sur les débuts de la chanson québécoise, et en multipliant les sources secondaires en ce qui a trait à la période antérieure à La Bolduc. Ainsi, il sera bientôt possible de consulter la suite des résultats de recherches du projet Répertoire des données musicales dans la presse québécoise (dont le premier volume paru à l'automne 1990 couvrait la période de 1764 à 1799) sous la direction de Juliette Bourassa-Trépanier et Lucien Poirier, en plus du Dictionnaire de la musique populaire du Québec de Robert Thérien, rédigé avec la collaboration d'Isabelle d'Amours, dont le premier tome, couvrant la période 1955-1990, est paru en 1992 à l'Institut québécois de la recherche sur la culture. De plus, il faut souligner la parution du Guide de la chanson québécoise aux éditions Triptyque, ouvrage destiné au grand public en même temps qu'aux chercheurs, et enfin du Dictionnaire québécois d'aujourd'hui dirigé par Jean-Claude Boulanger et supervisé par le lexicographe français rattaché à la maison Robert depuis la fin des années 1950, Alain Rey, lequel a introduit dans la partie des noms propres une dizaine de chanteurs québécois, surtout des chansonniers. Ces artistes consignés reflètent l'état actuel de la recherche sur la chanson au Québec, c'est-à-dire l'ignorance presque totale de l'existence de la chanson pratiquée avant La Bolduc. Cependant Le guide de la chanson québécoise et le Dictionnaire de la musique populaire témoignent du souci de produire des ouvrages de référence et de rendre accessibles ces données au grand public. * * * À travers cette esquisse de l'historiographie de la chanson québécoise, il nous aura été permis de découvrir le lien qui unit les événements historiques à la façon même d'étudier un genre littéraire (objet culturel). Comment, d'autre part, le véhicule de diffusion de la chanson de tradition orale s'est inversé, passant de l'oral à l'écrit et de l'écrit à l'oral, à la suite des changements au sein de la société. De plus, nous avons grossièrement périodisé les approches théoriques propres à différentes disciplines. Faire le bilan des études qui ont porté sur la chanson au Québec est un projet qui nécessiterait une réflexion plus approfondie; mais comme d'ordinaire le terrain de l'historiographie semble un lieu relativement risqué, surtout lorsque l'objet est implicitement relié à diverses disciplines, personne jusqu'à présent ne s'y est livré à fond. À défaut d'une telle recherche, nous devrions adopter une attitude fondamentaliste en favorisant l'interdisciplinarité, c'est-à-dire la collaboration des chercheurs en littérature, en musicologie, en arts et traditions populaires, en histoire et en sociologie, principales disciplines qui se sont penchées sur l'étude de la chanson. Les chercheurs bénéficieront ainsi de la mise en commun des recherches et admettront qu'ils font « preuve d'un esprit de rigueur scientifique et d'ouverture à l'égard d'objets considérés facilement comme marginaux mais où se lit le jeu que l'homme fait avec le langage54 ». tiré de :
En avant la chanson, collectif de textes sur la chanson québécoise sous la direction de Robert Giroux, Éd. Triptyque, Montréal, 1993, pp. 31-52