A la mémoire de Gérard Thibault
C’est jusqu’en Europe que les journaux ont commenté le décès à l’âge de 86 ans, le 3 septembre dernier, de Gérard Thibault, connu pour être l’un des acteurs importants de la diffusion de la chanson française au Québec dans les années 1940 à 1970. Non seulement il a fait connaître et lancé Charles Trenet ici, mais aussi ses boîtes à chansons et cabarets ont aussi vu naître nos talents locaux, notamment Gilles Vigneault en 1959. Le Fidéen avait publié en 1988 le récit de son aventure artistique avec la collaboration de Chantale Hébert de l’Université Laval (Chez Gérard, la petite scène des grandes vedettes 1938-1978 , Sainte-Foy, Les Éditions spectaculaires, 1988, 542 p.)
.
Même si depuis le XVIe siècle les pratiques vocales font l’objet d’échanges fréquents entre la France et l’ancienne colonie de la Nouvelle-France, c’est surtout depuis quarante ans qu’elles participent de la construction de la référence collective québécoise dans l’Hexagone. Depuis l’expansion coloniale de la France, les colons puis chanteurs et artistes français sont venus, l’histoire d’une tournée ou d’un séjour prolongé, laisser leurs marques sur plusieurs générations de Québécois. À l’intérieur de ce texte, je décrirai les différentes phases caractérisant les influences réciproques dans la construction de la référence collective. J’aborderai, d’une part, les moments marquants des transferts culturels entre la France et le Québec et, d’autre part, les représentations collectives que se font les Français du Québec.
Étudier les transferts culturels implique de comprendre l’inégalité symbolique des deux cultures. En effet, la culture française a longtemps été mythifiée par l’élite canadienne, sinon par le peuple lui-même, alors que les Français ont au contraire souvent eu tendance à percevoir nostalgiquement les Québécois (souvent désignés par l’ethnonyme Canadien comme des représentants d’une époque révolue). La représentation que les Québécois se font des Français n’a pas et n’a jamais eu la même portée que les Français puisque, pour les premiers, il s’agit de leur mère patrie[1]. La représentation symbolique sert de support à l’édification de la référence collective, laquelle se construit à partir d’un travail d’anamnèse symbolique et de conscientisation de la mémoire collective. Le concept de mémoire collective sert à désigner la volonté de retourner et de s’appuyer idéologiquement sur des événements historiques du passé pour forger les représentations mythiques d’une collectivité. J’oppose ce concept à celui de mémoire révolutionnaire qui consiste en l’établissement de repères basés sur des changements brusques à opérer en profondeur ouvrant sur des valeurs nouvelles. Le concept référence collective, emprunté par le biais de la sociologie à Maurice Halbwachs, signifie que cette représentation prend appui sur l’édification d’une idéologie et la construction d’un discours contemporain des médiateurs de la chanson. Les traits référentiels sont les composants sémantiques de la construction de la référence collective. Sur le plan strictement anthropologique, les transferts culturels désignent, selon P. Masson, « la mise en relation de deux systèmes autonomes et asymétriques[2] ». C’est précisément au sein de ces deux systèmes symboliques que s’inscrit le patrimoine chansonnier comme constituant de la référence collective.
Diffusion du répertoire français
Dans une perspective diachronique, les rapports entretenus par la chanson française avec la chanson québécoise peuvent se résumer aux différents points suivants. Les étapes qui suivent sont des rapports qui viennent infléchir de manière significative la pratique chansonnière du Québec et, par conséquent, la référence collective.
1) La chanson de tradition orale
On peut décliner l’apport du répertoire de la chanson de tradition orale en deux temps. En premier lieu, il traverse l’océan vers le milieu du XVIIe siècle surtout et est diffusé anonymement de père en fils, jusqu’au début du XXe siècle. Certaines des chansons héritent du prestige d’un lieu. C’est le cas de « À Saint Malo, beau port de mer », alors que la chanson médiévale « En roulant ma boule », devient une chanson des coureurs des bois. Dans le cadre d’une édification de la mémoire collective, la chanson, en particulier la chanson de tradition orale, fait l’objet d’une recension amorcée vers la fin du XIXe siècle, au moment où l’interprétation du répertoire commence à être déplacée de son contexte d’origine. L’ensemble des chansons correspond également à un patrimoine que les Québécois partagent aujourd’hui avec les Français. Les 7000 à 10 000 chansons qui avaient été recueillies vers la fin des années 1960 devaient être, en majorité, des chansons venues de France avant 1673[3] soit juste après le plus fort contingent d’immigrants recruté dans les provinces de l’Ouest.
Dans un deuxième temps, c’est la vaste enquête menée sous le Second Empire par le ministre de l’Instruction publique Hyppolyte Fortoul, à partir de 1852, qui laissera des traces au Canada français. Fortoul demande à la section de philologie du Comité de la langue, de l’histoire et des arts de la France (sous la direction du littérateur et historien Jean-Jacques Ampère) de collecter et d’inventorier les chansons de tradition orale française. Les travaux sont publiés de manière périodique au Canada français. Influencé par cette entreprise, Hubert Larue encourage Ernest Gagnon à entreprendre la collecte de chansons dont certaines auprès d’autres contemporains littérateurs. En 1865, Gagnon publie Chansons populaires du Canada qui sera cité à de nombreuses reprises dans les histoires de la chanson de tradition orale en France.
2) La chanson littéraire
La chanson littéraire constitue le deuxième transfert culturel de la France au Québec. Mis à part l’activité du Malouin Joseph Quesnel, officier de marine française établi au Canada en 1779, auteur de quelques chansons, de Colas et Colinette ou le Bailli dupé, opéra-comique mêlé d’ariettes dans le genre du compositeur français d’origine liégeoise André Grétry, et la publication ponctuelle de versificateurs français dans les journaux et périodiques, les textes chansonniers de Pierre Jean de Béranger et Gustave Nadaud sont publiés dans les journaux canadiens francophones et dans les recueils de chansons canadiens à partir de 1830 environ.
3) Le répertoire français du XIXe siècle
Les airs et mélodies du XIXe siècle français font les heures de gloire des débuts de l’enregistrement sonore avant 1920. Les Québécois enregistrent les grands titres de ce répertoire et l’hymne national français « la Marseillaise » est aussi un grand succès. Les poètes écrivent des textes chansonniers louangeant la France monarchique (Louis Fréchette en particulier). C’est le troisième mouvement d’influence des pratiques vocales françaises au Canada français, celui de la médiatisation du répertoire et la venue passagère de chanteurs qui ont enregistré ou se sont produits en concert.
Depuis la fin du XIXe siècle, en effet, de nombreux chanteurs français séjournent ou s’établissent au Canada : que l’on pense entres autres à Emmanuel Blain de Sainte-Aubin, à Théodore Botrel ou à Albert Larrieu. Ces deux derniers sont les principaux représentants en Amérique du Nord francophone du mouvement de la
Bonne Chanson qui s’inspire, à ses débuts, du régionalisme breton mais aussi d’une Bretagne catholique conforme à la vraie France, par opposition à la France laïque.
Plus tard, la chanson de charme pénètre la culture francophone de l’Amérique du Nord par l’entremise de Jean Sablon, de Tino Rossi et de bien d’autres. À la fin des années 1940, le duo Pierre Roche-Charles Aznavour fait ses débuts au Québec avant d’être connu en France, profitant d’une reprise de l’immigration française au Québec. Il vient au Québec où il séjourne un an et demi dans le but, d’abord, de rejoindre Édith Piaf, alors en tournée américaine. Le duo prolonge son séjour et se fait connaître du milieu artistique montréalais entre 1948 et 1950. Leurs chansons sont interprétées par Jacques Normand et Monique Leyrac. Gérard Thibault contribue à répandre à Québec la chanson existentialiste, issue des caves des cafés de Saint-Germain-des-Prés, et, ainsi, ouvre la voie à la chanson de variétés.
Les étapes précitées marquent la première ère des transferts culturels entre la France et le Québec : celle où la force centrifuge de la culture chansonnière française s’implante au Canada francophone. Dans la prochaine section, nous nous attarderons à observer, à l’inverse, dans les années 1940 et 1950 mais surtout à partir des années 1960, l’ouverture de la France aux étrangers qui va permettre au Canadiens d’exporter la chanson québécoise d’alors.
Nos recherches antérieures ont permis de constater que ce n’est pas la chanson littéraire qui va d’abord servir de façade à la culture canadienne. Des cas isolés existent comme celui d’Antoine Taras, Trifluvien arrêté en France en 1793 parce qu’il a chanté une chanson aristocratique[4]. Les Canadiens qui franchissent l’Atlantique pour s’installer en France, dans les cinquante années qui suivent la conquête anglaise, se font rares. Au XIXe siècle, c’est le travail du folkloriste Ernest Gagnon qui va faire connaître le patrimoine vocal du Canada puis, au début du XXe siècle, les artistes lyriques. Enfin, mentionnons la diffusion de partitions de poèmes mis en musique (ceux d’Émile Nelligan par exemple). Tout cela n’est que préliminaires à une véritable présence en terre française.
En effet, les véritables ancrages de notre culture francophone sont contemporaines du milieu du XXe siècle. Ainsi, les étapes de diffusion de la présence québécoise en France peuvent se résumer ainsi:
1) Les chansonniers du Québec façon «Rive Gauche»
Dans les années 1950, Raymond Lévesque et Pauline Julien prennent part au mouvement de la Rive Gauche. Julien interprète le répertoire français alors que les chansons de Lévesque sont reprises par Eddie Constantine, entre autres. Dans la foulée, Félix Leclerc, le premier, introduit la chanson à texte en interprétant ses propres textes accompagnés à la guitare sèche. Gilles Vigneault, dans la continuité, prend part plus activement à la diffusion des idées politiques du Québec. Vont suivre plusieurs chansonniers qui se font connaître en France, comme Claude Léveillée.
2) L’influence de Robert Charlebois
Robert Charlebois, plus perméable aux influences étasuniennes que les Français, rend populaire l’emploi de la guitare électrique et perpétue le discours de construction de traits référentiels du Québec.
3) L’impact de Starmania
Luc Plamondon écrit avec Michel Berger l’opéra rock Starmania, lequel va contribuer à sortir le Québec de son image trop rivée sur les clichés. Elle permet de faire connaître plusieurs interprètes d’ici à l’étranger. Certains s’installent même en France : pensons à Fabienne Thibault. Des artistes choisissent parfois de séjourner longuement en France, voire de s’y établir définitivement : ce qui est un garant de leur succès.
4) Les festivals et concours
La création de festivals, de concours radiophoniques et, surtout, l’ouverture de la chaîne francophone TV5 permettent d’habituer le public français aux réalités du Québec et rendent désuet, progressivement, l’usage de l’ethnonyme Canadien au profit de Québécois.
. ¤¤¤
Si, dans un premier temps, la présence française constitue un certain envahissement du Québec sur le plan culturel, elle contribue néanmoins à la survie du français au Québec. Mais une fois acquise une certaine autonomie, caractérisée par des traits autoréférentiels la distinguant de l’hégémonie chansonnière française et étasunienne, la culture québécoise, à l’aube du mouvement chansonnier, va permettre un renouvellement des cultures populaires qui fécondent les représentations collectives de l’autre. La culture autoréférencée va ainsi mieux s’exporter et devenir un élément constitutif de la référence collective française.
Perception et enjeux du Québec en France
En anthropologie culturelle, il existe forcément une inégalité dans les traits référentiels qui représentent l’autre. Ainsi, l’accès des Québécois à la culture française n’a jamais cessé, même après la Conquête, où les imprimés français circulaient au Canada. La culture française, pour un Québécois, constitue un fragment de sa mémoire collective. Il en va tout autrement des perceptions, devenues des clichés, qu’ont les Français des Québécois. Le Français tend plutôt à se réjouir des particularités de la langue québécoise, se contentant des éternelles références à la pétulance du vocabulaire. Parmi les éléments d’attraction que les Français trouvent chez les chanteurs québécois, l’attrait pour l’accent est entretenu au détriment du patrimoine littéraire et de la personnalité d’ensemble du Québécois. Jadis, Gilles Vigneault a employé d’autres mots pour décrire ce phénomène: « En général, on arrive aussi bien à comprendre en France un auteur québécois, quel qu’il soit, qu’au Québec Léo Ferré. On fait, bien sûr, afin d’entendre Léo Ferré, un effort que les Parisiens sont moins disposés à consentir pour entendre un provincial[5].» Jacques Godbout corrobore ces propos dans la monographie qu’il consacre à Luc Plamondon : « En réalité, les Parisiens n’ont jamais pris aux sérieux d’autres accents que le leur[6] ».
Nul ne doutera que la fréquentation de la chanson québécoise par les Français ne peut leur donner une référence exacte des pratiques linguistiques du Québec : puisque le français chanté exporté en France, ayant été judicieusement travaillé en fonction d’une prosodie internationale, tend à s’aligner sur celui de la France. C’est sûrement ce qui fait le succès de la réception des artistes québécois en France, bien que certains chanteurs comme Richard Desjardins ou Plume Latraverse aient connu un certain succès tout en préservant leurs particularités linguistiques.
Reprenons maintenant, plus en détails, quelques jalons de la diffusion de la chanson québécoise en France.
Félix Leclerc
Le producteur et directeur artistique Jacques Canetti animait depuis 1935 des «crochets » radiophoniques (à Radio-City) qui vont révéler Édith Piaf et Trenet. C’est dans le cadre de cette stratégie de découverte et d’imposition des auteurs-compositeurs-interprètes qu’il a poursuivi son action au Québec, où il rencontre d’ailleurs Leclerc en 1949. Après avoir entendu ses chansons, il lui fait signer un contrat avec la maison Polydor et l’invite à venir se produire à partir de décembre 1950 à l’ABC de Paris, en première partie des Compagnons de la Chanson. L’allusion à la Libération dans le succès de Leclerc n’est pas inutile. En effet, cette période est marquée par un renouveau pacifique des liens entre la France et le Canada, et voit la participation du Québec aux processus d’échanges réciproques. Dans un contexte de lendemain de guerre, les rêves d’enfance de Leclerc ( l’« Hymne au printemps »), prennent part au réveil collectif de la France. Dix ans plus tard, la chanson française se porte bien avec George Brassens, Jacques Brel et Ferré qui incarnent les figures importantes du style chansonnier de l’époque.
Leclerc « endisque » régulièrement chez Philips, où Canetti est directeur du catalogue de 1951 à 1962. Le « chansonnier de la paysannerie » (selon André Gaulin), ou le « prophète des déserts neigeux » (selon Calvet)[7], fera consacrer la chanson québécoise en France. La chanson, plus encore le style chansonnier, y conquiert alors ses lettres de noblesse. On ne saurait réduire cette innovation à Leclerc, puisque Stéphane Golmann et l’interprète Jacques Douai (pseudonyme de Gaston Tranchant)[8] qui débute en 1947 s’accompagnent également à la guitare dans les années 1950, bien qu’ils aient marqué surtout les années 1960. On répète aussi souvent que Leclerc a marqué Brassens et Brel[9] (il achète sa première guitare en 1945) sans pour autant citer les artistes eux-mêmes. Brassens affirmait en 1960 : « Mon succès, je le dois en quelque sorte à Félix Leclerc. En effet c’est un des premiers à avoir chanté, à Paris, avec sa guitare sans aucune mise en scène. Son immense succès a convaincu les producteurs de music-hall et les propriétaires de grands cabarets de tenter l’aventure avec d’autres compositeurs, dont moi[10]. » Brel quant à lui affirme en 1963 : « Croyez-le ou non, c’est l’audition du premier long-jeu de Félix Leclerc qui m’a orienté vers la chanson définitivement [...] En entendant Leclerc, j’ai constaté qu’il faisait autre chose que des banalités avec des chansons. [...] Leclerc m’ayant ouvert la voie, je l’ai suivi. C’est par lui que la chanson m’a été révélée[11]. »
C’est entre la Libération et le mouvement des Indépendances que Félix gagnera la faveur du public français. Avec le mouvement chansonnier moderne qu’il inaugure au début des années 1950, la chanson canadienne prend véritablement son envol en France. Ce mouvement est accompagné d’une vaste promotion de la culture québécoise qui va, entre autres, faire découvrir le cinéma et le théâtre (le TNM, le Rideau Vert, etc.) québécois aux Français. La chanson québécoise prendra en quelque sorte le rôle de relais lors des événements de la Révolution Tranquille.
La possibilité de voyager en avion vers l’Europe va favoriser les échanges avec la France. Les résultats sont probants, ne serait-ce que sur le plan démo-linguistique. Les immigrants français constituent, avec ceux des îles britanniques, le groupe ethnique le plus présent au Québec au début des années 1960.
Le discours du Général Charles De Gaulle sur le balcon de l’hôtel de ville de Montréal, le 23 juillet 1967, va servir aussi d’élément déclencheur aux échanges entre la France et le Québec. Essentiellement pro-pétainiste et anglophobe, il encourage la souveraineté des Québécois par une déclaration qui participe du contexte de décolonisation d’alors. Les implications de ce discours, fait remarquer Lysianne Gagnon en 1969, ne furent pas comprises par l’ensemble de la presse française[12], bien que dans les années qui suivirent, De Gaulle fut une inévitable référence pour les Français qui prônaient l’indépendance du Québec. C’est, confiera- t-il lors de ce discours, dans une atmosphère semblable qui lui rappelle celle de la Libération, qu’il clamera le slogan historique « Vive le Québec libre ». Le passage remarqué de De Gaulle et sa fracassante déclaration semblent avoir fait reconnaître le caractère distinctif de la société québécoise et, en ce sens, il constitue un élément de la mémoire révolutionnaire qui va modifier la référence collective des Français. D’ailleurs, il n’est pas inintéressant de constater qu’au même moment la société française est marquée non seulement par Mai 1968, mais aussi par une révolution culturelle qui voit, par exemple, la renaissance celtique (des chanteurs comme Tri Yann, Glenmor) gagner l’ensemble du territoire. À peine deux mois après les déclarations controversées du général (les 18, 19 et 20 septembre) au Québec, Bruno Coquatrix organise à l’Olympia, salle parisienne de renom, une série de spectacles dont le titre reprend la formule sentencieuse Vive le Québec, avec cet audacieux sous-titre : « Premier spectacle officiel du Québec. » Au cours de ce spectacle, Jacques Normand improvise sur la chanson de Charles Trenet « Voyage au Canada » un couplet sur le thème du voyage de De Gaulle au Québec. Animé par Élaine Bédard et Jacques Normand, le spectacle regroupe notamment Pauline Julien, Gilles Vigneault, Claude Gauthier, Ginette Reno (alors à ses débuts) et le groupe néo-folklorique les Cailloux.
Pareil essor de la chanson québécoise est fortement relié à la montée du nationalisme et à la vision « poétique » de la nation qu’incarne le Parti Québécois. Le lendemain de la victoire de ce dernier en novembre 1976, le gérant de Félix Leclerc, Jean Dufour, réunit sur scène Pauline Julien, Raymond Lévesque et Félix Leclerc. Cet événement et le passage remarqué de De Gaulle en 1967 vont consolider les rapports France-Québec. Événements dont les retombées donneront lieu notamment à la création par Xavier Deniau, président de la Commission des Affaires étrangères de l’Assemblée Nationale, de l’Association France-Québec, dans les premiers mois de 1968.
Claude Léveillée
Claude Léveillée constitue un bel exemple des échanges culturels entre la France et le Québec. En effet, après avoir rencontré l’interprète Édith Piaf au Québec, celle-ci l’invite en France en 1959. Avec elle, il part en tournée onze mois et devient son partenaire pendant un an et demi. Il lui écrira quelques chansons dont « Boulevard du crime », « Ouragan » et « Les vieux pianos », adaptation faite par Michel Rivegauche de la chanson « Les vieux pianos », par laquelle elle l’avait découvert au spectacle des Bozos. Il lui écrit aussi une comédie musicale La voix, enregistrée trois ans avant la mort de Piaf (1963) mais présentée à la télévision française uniquement en 1965. Bruno Roy souligne que, lorsque Léveillée remet à Piaf sa chanson « Les vieux pianos », Henri Contet la modifie en ne conservant qu’une phrase de la chanson : ce qui constitue, selon lui, un témoignage de la domination coloniale[13].
Gilles Vigneault
Catherine Sauvage a déjà largement contribué à révéler Gilles Vigneault aux Français par l’interprétation qu’elle faisait de ses chansons telles « Jack Monoloy » ou «La Manikoutai », lorsqu’il fait ses débuts en 1963 à Paris avec Pauline Julien. En 1964, cette dernière fait triompher « Jack Monoloy » au quatrième Festival International de la chanson à Sopot tandis que Monique Leyrac consacre « Mon pays » en 1965 à Sopot (Pologne) et Ostende en Belgique flamande. En se faisant porteur de l’identité québécoise, Vigneault va contribuer à donner une autre image du Québec en France.
Les années 1980
Même si l’on observe des écarts importants dans la référence collective réciproque du Québec et de la France, on peut considérer les années 1980, après le ralenti des années 1970 (malgré les grands succès de Robert Charlebois et Gilles Vigneault), comme la deuxième période de l’établissement de la chanson québécoise en France. Ainsi Michel Pagliaro réalise quelques disques de Jacques Higelin et de Bernard Lavilliers de 1982 à 1986 ; Diane Juster, Carole Laure, Daniel Lavoie, Robert Paquette, Ginette Reno (après une vingtaine d’années d’absence des scènes françaises avec « J’ai besoin de parler » en 1983) se produisent à partir des années 1980. Les raisons qui expliquent le succès en France de certains artistes, privilégiés par rapport à d’autres bien connus au Québec mais dont la célébrité n’a pas traversé les frontières, ne nous sont pas totalement inconnues. On peut postuler qu’il s’agit d’investissements massifs des producteurs ou du soutien parfois notable de quelques artistes, comme Charles Aznavour qui parraine Linda Lemay (les deux artistes sont édités par Raoul Breton que possède Aznavour) depuis qu’il l’a entendue en juillet 1996 au Festival de jazz de Montreux (Suisse) dans un hommage à Charles Trenet.
Les artistes comptent dorénavant sur des équipes de promotion aguerries et compétentes. Afin d’assurer la diffusion d’un disque en France, ils choisissent de séjourner en France ou d’être signés par une compagnie française. Ainsi en a-t-il été de Félix Leclerc, de Gilles Vigneault et, plus tard, de Diane Dufresne et Fabienne Thibault qui séjournent longuement en France : ce qui, sans pour autant rendre la chanson québécoise plus indépendante par rapport à la France, ne contribue pas moins à sa popularité sur le territoire français. Diane Tell profite ainsi de l’explosion des « radios-libres » en France, après 1981, pour imposer une chanson plus pop. En 1982, le succès remporté par cette innovation est couronné par un trophée des révélations au Midem. Elle s’installe l’année suivante à Paris pour développer sa carrière européenne. Elle remporte en 1986 le Victoire de l’album de l’année avec Faire à nouveau connaissance. À la lumière de ces faits, comment peut-on comprendre le fait que la notoriété de certains artistes québécois ne traverse pas l’Atlantique? On peut opiner en faveur du fait que cela est redevable aux intérêts personnels de l’artiste ou de ceux de l’équipe de gérance. Nancy Dumais, représentante de l’essor de la chanson féminine des années 1990 avec Lynda Lemay notamment, expliquait, en 1998, de manière lucide, les difficultés liées au fait de faire carrière en Europe : « C’est compliqué et, surtout, ça coûte très cher de faire une percée en Europe. J’ai quelqu’un qui travaille présentement sur ce projet. Nous négocions pour vendre l’album à une maison de disques en Europe. Le marché est plus gros et c’est très payant lorsque ça réussit. Mais lorsque j’irai, je veux entrer par la grande porte. Je m’attends [de] passer de deux à trois mois pour faire la promotion de l’album et faire quelques spectacles[14] ».
C’est aussi le cas d’Isabelle Boulay, découverte par le public français alors qu’elle interprète la serveuse automate dans Starmania entre 1994 et 1997, opéra-rock de Luc Plamondon qui va servir de vecteur d’échanges entre la France et le Québec. Le deuxième disque de Boulay, États d’amour, sort presque simultanément en France (en mars 1999) et au Québec. Les textes et musiques sont signés par des artistes français et québécois. En l’absence d’autres signes que les informations que nous livre la pochette, il est difficile de deviner l’origine de l’interprète. La Gaspésienne est avant tout une artiste francophone puisqu’elle chante des textes de Francis Cabrel, de Luc Plamondon et de Zachary Richard. En chantant ce dernier, elle reprend l’accentuation et la rythmique propres à la culture louisianaise. Boulay est à la convergence de plusieurs esthétiques : pourtant ex-étudiante en lettres, elle se refuse elle-même à écrire ses propres textes. En fait, si la périgraphie nous offre peu d’informations sur l’origine de Boulay, la réception critique semble plus révélatrice. Enfin, Richard Desjardins semble bénéficier de la visibilité que lui procure le Festival d’été de 1990 pour se produire en France sur les scènes du Bataclan, du Théâtre de la Ville et des Francofolies de Larochelle.
Luc Plamondon, vecteur d’échanges culturels
La présence en France du Portneuvois Luc Plamondon constitue un autre fait marquant la mémoire révolutionnaire des Français. C’est en effet par la participation aux comédies musicales co-composées par Plamondon que se tissent des liens entre chanteurs, chanteuses, vedettes françaises et québécoises; que des artistes de ces deux pays sont lancés et qu’une continuité est assurée (plusieurs troupes de comédiens-chanteurs sont ainsi créées). Plamondon constitue l’exemple le plus illustre de la collaboration, de l’échange de compétences entre Québécois et Français. Dès 1975, il commence à écrire avec feu Michel Berger l’opéra-rock Starmania, qui est joué au Palais des Congrès à Paris pour la première fois le 10 avril 1979 et qui y connaît alors un succès immédiat, jamais égalé jusqu’alors. Ce succès sera relancé avec la troisième «version », après celle remaniée entre le 15 septembre 1988 et novembre 1989 au Théâtre de Paris, puis au théâtre de Marigny. En 1992, le public parisien a aussi droit (avant même les Anglais) à la version anglaise Tycoon de Tim Rice, présentée en alternance avec Starmania à Paris, au théâtre Mogador, à partir d’octobre 1993 et jusqu’en janvier 1994 dans une mise en scène de Lewis Furey.
Plamondon poursuit sa collaboration avec Berger en écrivant La légende de Jimmy (1990) inspirée de la vie de James Dean. Cette œuvre, plus proche de la comédie musicale traditionnelle que la précédente, affuble Plamondon du titre de librettiste, une paternité qui sera contestée. Plamondon récidive en janvier 1998 avec une nouvelle comédie musicale, Notre-Dame de Paris, inspirée du roman hugolien Notre-Dame de Paris. Écrite en collaboration avec Richard Cocciante, NDP est créée le 18 septembre 1998 au Palais des Congrès à Paris.
Roch Voisine
Roch Voisine représente l’idole des jeunes Françaises des années 1990, touchant en cela un public similaire- les minettes glamoureuses- à celui du Français Patrick Bruel. En 1990, il remporte un succès avec Hélène, album sorti l’année précédente au Québec. La même année, il obtient le Prix de la Chanson francophone de l’Année aux Victoires (équivalant aux Félix) de la musique. Il remplit aussi le stade parisien de Bercy à guichets fermés en plus de lancer l’album intitulé Double, moitié anglais moitié français, dans lequel il reprend en anglais la chanson « Je l’aime à mourir » (1977) de Francis Cabrel sous le titre de « Until death do us part », témoin de l’importance accordée aux deux artistes à l’étranger. Le son anglais de Roch Voisine, moins proche de l’esthétique pop-rock étasunienne que celui de Céline Dion, ne semble pas avoir obtenu le même succès que chez sa consœur.
Voisine reviendra périodiquement en France vers la fin des années 1990, en tant qu’invité lors des talk-shows : ce qui montre encore une fois que c’est la présence d’un artiste sur le sol hexagonal qui contribue à nourrir les ventes du disque et le succès global de l’artiste.
Enfin, si la poésie vocale a été et est encore le médium par lequel le Québec est arrivé à se faire connaître et à subjuguer habilement les publics français- de par sa participation à l’élaboration d’une référence collective- c’est en fait par son caractère d’expansion. En d’autres termes, c’est parce que les artistes français se sont fait acclamer et copier au Québec et que des entreprises éditoriales d’origine française (La Bonne Chanson) sont arrivées à s’introduire dans les foyers et les classes primaires de l’ensemble du Québec et un peu partout en Amérique du nord francophone. L’essor de la culture chansonnière québécoise passe par la diffusion de l’art lyrique au début du siècle, dont la trajectoire des acteurs est soumise à une contrainte : celle de devoir se produire à l’étranger pour se faire connaître. Dans les années 1960, les acteurs contrôlent davantage leur trajectoire, montrant ainsi le passage d’une domination culturelle à une certaine émancipation dont les motivations font voir l’évolution[15]. Les stéréotypes vont, d’une époque à l’autre, véhiculer le combat autour duquel s’organisent les revendications du peuple canadien-français : la fidélité aux traditions et la résignation chrétienne, d’une part, et la lutte contre les servitudes imposées par le destin, d’autre part[16]. Ce va-et-vient interprétatif est jumelé à des sentiments de nostalgie qui vont se transformer en exotisme, une fois que le Québec aura atteint une certaine autonomie[17].
BIBLIOGRAPHIE
BÉNIAMINO, Michel, La francophonie littéraire ; essai pour une théorie, Montréal [et] Paris, l’Harmattan, 1999, 462 p (collection « Espaces francophones »).
CALVET, Louis-Jean, « Alors, la chanson française », le Français dans le monde, août-sept.1977, n° 131, p.6-8.
GAGNÉ, Marc, Itinéraires 1, Propos de Gilles Vigneault, Montréal, Nouvelles Éditions de l’Arc, 1974, 127 p.
GAGNON, Lysianne, « La chanson québécoise », Europe, février-mars 1969, nos 478/479, p. 238-246.
GALARNEAU, Claude, La France devant l’opinion canadienne (1760-1815), Québec, Les Presses de l’Université Laval ; Paris, Librairie Armand Colin, 1970, 401 p.
GÉROLS, Jacqueline, le Roman québécois en France, Montréal, Éditions Hurtubise HMH, 1984, 363 p.
GODBOUT, Jacques, Un cœur de rockeur, cent cinquante textes de chansons précédés d’un commentaire de Jacques Godbout, Montréal, Éditions de l’Homme, 1988, 460 p.
QUESNEL, Joseph, Colas et Colinette ou le Bailli Dupé. Comédie en trois actes, et en prose, mêlée d’ariettes : Les Paroles et la Musique par M. Q., Québec, Neilson, 1808, Pièce présentée pour la première fois en 1790 à Montréal.
RIOUX, Lucien, 50 ans de chanson française de Trenet à Bruel, Paris, l’Archipel, 1994, 449 p.
RITCHOT, Gilles, Québec forme d’établissement, Étude de géographie régionale structurale préface de Jean Décarié, Paris et Montréal, l’Harmattan, 1999, 508 p.
SALACHAS, Gilbert et Béatrice Bottet, Guide de la chanson française contemporaine, Paris, Syros, 1989.
TREMBLAY, Jean, « Nancy Dumais lorgne l’Europe…et vise un Félix », Journal de Québec, 8 août 1998, p. 8-9.
TURGEON, Laurier Denys Delâge et Réal Ouellet (sous la dir. de ), Transferts culturels et métissage Amérique/Europe XVIe-XXe siècle/Cultural Transfer, America and Europe : 500 Years of Interculturation, Québec, Presses de l’Université Laval, 1996, 580 p.
ZIMMERMANN, Éric, Félix Leclerc, la raison du futur, Paris, Éditions Didier Carpentier, Montréal, Éditions Saint-Martin, 1999, 223 p.
:
(Remerciements à Yan Rioux de La Librairie du Québec (Paris) qui nous a fournir les références de ces titres).
·LECLERC, Félix : Félix Leclerc [coffret double].
Philips 846 422-2
·LEVESQUE, Raymond : Québec love.
Unidisc Music AGEK-2207
·JULIEN, Pauline: Pauline Julien chante Raymond Lévesque.
Gamma, UBK-4096
·CHARLEBOIS, Robert : Doux sauvage.
La Tribu, TRIB21613
·CHARLEBOIS, Robert : Fu man chu.
GSI, SNC 807
·VIGNEAULT, Gilles : Le chant du portageur.
GSI, GVNC-1821
·[Collectif (textes de Gille Vigneault)] : Un trésor dans mon jardin, la Montagne secrète.
Zero 5 éditions (dis Zéro 5 éditions), 74321 917072 (9)
[pour les enfants]
·LA BOTTINE SOURIANTE : La Mistrine.
Mille-pattes (dis. L’autre distribution), MPCD-2038
·VOISINE, Roch : Higher.
RV international, 74321-96947-2
·LEMAY, Linda : Les lettres rouges.
WEA, 2 44828
·PELLETIER, Bruno : Un monde à l’envers.
Disques artiste, arcd-121
·JORANE : Vent fou.
Tacca musique, tacd-4513
·MOFFATT, Ariane : Aquanaute.
Audiogram, ADCD 10155
·DESJARDINS, Richard : Boom Boom.
Foukinik, FOUBB2
(a vécu en France et y fait régulièrement des tournées, et y est très estimé dans les milieux de la chanson, souvent cité au côtés des représentants de ce que l‘on nomme le chanson néo-réaliste, auteur de Quand j’aime une fois, j’aime pour toujours reprise avec succès par Francis Cabrel)
·POLEMIL BAZAR : Chair de lune.
Pomme zed, POZ2201
·KALIROOTS : Rien à perdre.
Leila, CPLCDSP-40
(groupe reggae avec un chanteur français et qui fait son petit bonhomme de chemin sur la scène reggae francophone)
·LHASA : La llorana.
Tôt Ou Tard (dis. Warner), 3984-22319
(n° 1 des ventes world de la FNAC (boutiques multimédia françaises) durant plusieurs mois)
[1] Claude Galarneau, 1970 : p. 7.
[2] P. Masson, Deconstructing America, Representation of the other, London et New York, Routledge, 1990, cité par Laurier Turgeon, 1996, p. 14.
[3] Kallmann, 19680p. 29. Il ne faut pas croire que la chute du régime français ait rompu les contacts pour autant, puisque la pénétration de l’imprimé français au Canada va favoriser la diffusion du corpus d’écrits littéraires dont les chansons publiées dans les journaux. (Voir l’ouvrage de Claude Galarneau, 1970).
[4] Claude Galarneau, 1970 : p. 170.
[5] Marc Gagné, 1974 : p. 31.
[6] 1988 : p. 75.
[7] Louis-Jean Calvet, « Alors, la chanson française », 1977: p. 8.
[8] Gilbert Salachas et Béatrice Bottet affirment au sujet de Douai (1989 : p. 81): « Il a relancé l’accompagnement à la guitare sèche avant même la venue en France de Félix Leclerc ».
[9] Notons aussi que Gainsbourg affirme « Je me suis aperçu en entendant Boris Vian, Léo Ferré et Félix Leclerc, qu’on pouvait dire quelque chose dans la chanson, et je me suis mis à écrire. » (Cité par Rioux, 1994 : p. 284).
[10] Entretien avec Jean Laurec, le Petit Journal, Montréal, 1e octobre 1960 ou 61.Cité par Eric Zimmermann, 1999 : p. 69.
[11] [Anonyme], La Patrie, Montréal, semaine du 24 au 30 janvier 1963 citée par Eric Zimmermann, 1999 : p. 69.
[12] 1969 : p. 239.
[13] B. Roy, Pouvoir chanter, essai d’analyse politique Montréal, VLB éditeur, 1991 : p. 224.
[14] Jean Tremblay, 1998 : p. 8
[15] Nous nous inspirons en partie des concepts d’endorégulation et d’exorégulation de Gilles Ritchot, 1999 : p. 29.
[16] Voir Jacqueline Gerols, 1984 : p. 261.
[17] Voir à ce sujet J. Gerols, 1984 : 315 ss. et Michel Beniamino, 1999.