Essais et recherches

Piratage musical : enjeux et situation québécoise

par Philippe Alarie

 

Pas une semaine sans qu’on nous en reparle. Si certains y voient une chance inouïe et se réclament fièrement de cette pratique devenue banale, les représentants de l’industrie ne cessent de rappeler que le piratage musical est néfaste, voire destructeur, et non seulement pour l’industrie mais pour la musique elle-même. Le Canada fait figure de cancre, au sein des pays de l’OCDE, avec 1,2 % de la population totale qui utilise les réseaux d’échanges dits « peer-to-peer » (P2P). La moyenne des pays membres est de 0,24 %. Mais les utilisateurs les plus voraces et les moins sensibilisés aux problèmes d’une telle pratique sont les adolescents et les jeunes adultes. « En juillet et août 2004, 85 % des jeunes Québécois âgés entre 18 et 24 ans téléchargent de la musique et n’ont aucun scrupule à le faire. »1 Quels sont les enjeux économiques et culturels liés au piratage musical ? Quel impact cela aura-t-il sur le disque et le spectacle ? Quelles sont les caractéristiques de l’industrie québécoise et de ses joueurs clés ? 

 

Le piratage en question

 

Un pirate, est-ce un malfrat?

Selon le dictionnaire Le Petit Robert, pirater, c’est «reproduire (une œuvre) sans payer de droits d’auteur ». Mais est-ce illégal ? Au Canada, télécharger de la musique est légal. Le juge Konrad Von Finckenstein, de la Cour Fédérale, n’a pas reconnu les arguments de l’Association de l’industrie canadienne de l’enregistrement (AICE) visant à obtenir l’identité de pirates présumés en mars 2004. « Aucune preuve n’a été présentée pour démontrer que les présumés contrevenants distribuaient ou autorisaient la reproduction d’enregistrements sonores », affirmait le juge dans son verdict.  

 

La dématérialisation de l’information

Au-delà de l’industrie du disque, la plus durement touchée à l’heure actuelle, la dématérialisation de l’information risque de bouleverser nos habitudes de consommation. L’édition, le cinéma et, à moyen terme, l’éducation et même la santé passeront presqu'entièrement dans la nouvelle dimension cybernétique. Il est déjà possible d’obtenir un diagnostic ou une ordonnance des meilleurs médecins du monde sur le web, si vous en avez les moyens. « Et comme toujours, l’industrie elle-même fabrique les moyens de se faire pirater. »2 Cette réalité, engendrée par la technologie, n’est-elle pas le fruit des efforts des grands de la communication tels que Sony, Universal, et de leurs multiples branches ? Du graveur et de la connexion haute vitesse jusqu’au DC original ou vierge, nous pouvons remonter aux mêmes sources. Assurer un transfert technologique d’une telle ampleur nécessite un contrôle des leviers. La stratégie est de garder le contrôle sur les développements technologiques et d’assurer le transfert sans perdre d’intérêts, comme les pétrolières sont aux premières loges pour la recherche sur les nouvelles sources énergétiques.

 

Questions de débat

Où donc intervenir? Sous le couvert d’une affaire strictement commerciale se met en place une jurisprudence qui affectera de nombreux enjeux à venir. Qui est responsable des pertes engendrées par le piratage? Le fournisseur Internet, les utilisateurs, les lois sur le droit d’auteur, les technologies disponibles? Quels sont les impacts réels et à long terme du piratage? Les «majors» entraîneront-ils une baisse de la production musicale, advenant une éventuelle faillite? La chute des ventes de disques peut-elle être compensée par les profits des spectacles ou par de nouvelles façons de vendre la musique? 

 

 

 

 

Les impacts de cette nouvelle technologie

Impacts sur le disque

Le Québec est un cas particulier, car la grande majorité des disques francophones y sont produits par des étiquettes indépendantes : « En 1999-2000, sur un total de 230 nouveaux enregistrements, 221 avaient été produits par des producteurs québécois »3. Or, les indépendants subissent moins fortement que les majors les pertes engendrées par l’échange de fichiers musicaux par réseaux P2P. Les années 1970-1980 ont vu diminuer dramatiquement l’offre en magasin. Les indépendants ont alors permis une distribution des artistes québécois que les majors ignoraient; cependant, le passage au disque compact a été fatal pour la majorité d’entre eux. Les réductions des inventaires, pour donner plus de visibilité aux gros vendeurs, ne sont-elles pas en partie responsables de ce repli vers le web où la diversité de l’offre ne contrevient pas aux priorités des investisseurs? Les majors (Sony-BMG, Warner, Universal et EMI) subissent plus fortement les coûts du piratage, ne serait-ce que par leur emprise sur le marché : ces quatre entreprises réunies possédaient 82,63 % du marché américain en 20044. L’industrie a cependant mis fin à trois années de pertes en 2004. D’où provenaient ces nouvelles recettes? Du téléchargement payant, des DVD musicaux, des rééditions de DC « remasterisés », des sonneries des téléphones cellulaires (extrêmement lucratives, notamment en Asie); mais, également, des spectacles qui, eux, n’ont pas vu leur auditoire se défiler. 

 

Impacts sur le spectacle

La scène demeure très lucrative pour certains artistes. Si les plus connus d’entre eux (pensons à Metallica, à U2, à Céline Dion, à Madonna, etc.) choisissent souvent d’augmenter le prix des billets pour faire des tournées spectaculaires, dans lesquelles seules les mégalopoles sont considérées, d’autres artistes reprennent la route et choisissent plutôt d’offrir de nombreuses prestations à bas prix. En misant sur la durée des tournées et la fidélité de leurs fans, des groupes américains comme Interpol et Modest Mouse ou encore, au Québec, les Cowboys fringants et les Breastfeeders arrivent à se produire plusieurs fois par mois dans différentes salles. De nombreux groupes de la relève misent désormais sur cet aspect de leur art pour en vivre. Encore leur faut-il l’énergie et, surtout, la possibilité de se produire ainsi. 

 

De nouvelles voies

Le spectacle et le disque sont encore les voies traditionnelles pour l’artiste. Mais de nouvelles idées produisent une ouverture, une alternative aux pertes subies actuellement par l’industrie. D’abord, si on veut vendre le disque en tant qu’objet ou matière, il faut en faire une œuvre d’art en soi. Radiohead, Nick Cave, Björk et Beck, entre autres, ont fait paraître des disques dont le boîtier, le livret et son contenu présentaient eux-mêmes une recherche attrayante ou, au moins, un intérêt esthétique à les posséder. D’autres artistes, comme Rufus Wainwright ou Johnny Cash, ajoutent un DVD au disque compact régulier. François Pérusse, qui ne fait pas de spectacles, donne à ses auditeurs un code pour accéder à ses productions via d’autres sources web. Snoop Dogg fait de la musique pour un jeu vidéo, Benoît Charest pour un film d’animation, Stefie Shock pour une émission de télévision, etc. D’autres artistes commencent à faire d’intéressants profits au moyen des sonneries pour téléphones cellulaires. Ces pratiques commerciales (anciennes et nouvelles) tendent cependant à diminuer la participation de l’artiste dans la conceptualisation de l’œuvre, puisque celui-ci répond à une commande précise. Les alternatives ne manquent pas pour les stars. Pour les artistes émergents, la réalité est plus difficile. Qu’en est-il de l’industrie québécoise? En quoi notre réalité peut-elle différer des autres? 

 

 

 

 

L’industrie québécoise

 

Une industrie unanime?

La récession de 1980 a provoqué un exode des multinationales du milieu de la musique québécoise. La place a donc été reprise par des indépendants locaux comme Audiogram et Musi-Art. Bien que les majors aient fait un retour prudent durant les décennies 1980 et 1990, les étiquettes québécoises demeurent majoritaires et procèdent d’un fonctionnement beaucoup plus intégré en fonction de la taille du marché. La Tribu, et plus récemment les productions C4, démontrent la possibilité d’évoluer et de prendre de l’expansion en favorisant une approche plus centrée sur l’artiste. Fred Fortin, Dumas, Mara Tremblay et Ève Cournoyer ont su défendre leurs approches respectives par le biais de ces étiquettes. De plus, ces artistes de la relève souffrent beaucoup moins du piratage que les vedettes instantanées qui alternent à la vitesse du marché. Pour plusieurs d’entre eux, le piratage n’est pas un problème. Mononc’ Serge a même écrit un texte où il défend cette pratique en mettant en scène un dialogue avec Fred Fortin.5

 

La lutte des grands

Le piratage nuit aux artistes du palmarès, aux «saveurs du mois» bien plus qu’à la relève ou à ceux qui sont en marge du «mainstream» médiatique. Les multinationales, qui investissent rarement dans l’expérimental, déplorent la diminution de la diversité engendrée par ces pertes de revenus. Les grandes surfaces tiennent donc un inventaire moins diversifié, puisqu’elles misent sur la quantité. Où l’amateur pourra-t-il alors trouver cette diversité hors des grands centres urbains? Internet, c’est la métropole à portée de la main. L’ADISQ et la Recording Industry Association of America (RIAA) se mettent au diapason des plus grands de leurs économies respectives, ce qui crée un gouffre entre ces associations et les artistes indépendants. De plus en plus d’associations d’artistes voient le jour pour s’opposer aux visions de l’ADISQ et de la RIAA. Il est peu surprenant de constater que ceux qui profitaient le moins des profits de l’industrie sont les premiers à suivre ces mouvements de contestation, contre des institutions engagées dans une lutte aux côtés des quatre géants du disque.  

 

Manque d’imagination ou pétard bien ficelé?

Au-delà de ce schisme à l’intérieur de l’industrie émerge le problème d’une évidente rigidité de celle-ci. Incapables de suivre le rythme d’une technologie qu’ils ont eux-mêmes mise au point, les majors veulent «le beurre et l’argent du beurre». Pourtant, tout porte à croire que la musique trouvera de nouveaux sentiers commerciaux qui viendront pallier aux pertes subies dans sa distribution traditionnelle. Le pied appuyé sur le frein, les architectes de ce manège craignent aujourd’hui la création de ces nouveaux chemins, dans leurs discours du moins.

Le Québec, quant à lui, vit actuellement une période faste dans la production musicale. Des artistes de partout émergent et nous offrent à entendre des nouvelles idées. Les années 1980 et le début des années 1990, considérées précisément comme les belles années du CD, ont connu un vide dans la créativité artistique qui contraste avec ce que nous pouvons observer ces dernières années. Internet tue qui en fin de compte? Le conservatisme qui règne chez les grandes compagnies de disque serait-il responsable de cette mutation dans le milieu artistique? Comme le faisait remarquer Clive Davis, président de BMG pour l’Amérique du Nord : « The interest in music is stronger than ever »6. Il suffit de trouver de quoi nourrir les amateurs.

Enfin, c’est tout un siècle que nous promet le tandem communication-technologie. De nombreux changements viendront modifier notre rapport à l’art et au monde. Plutôt que de freiner cette évolution, pourquoi ne pas partager les revenus des technologies nécessaires à ces pratiques? «Après le disque et le tourne-disque, viennent ainsi l’ampoule et la lampe, la lame et le rasoir, la cartouche et le stylo, la pellicule et l’appareil photo, le film et la caméra, le CD et son lecteur, (…) »7 De la connexion haute vitesse au lecteur MP3 en passant par le graveur et son logiciel, toute une nouvelle industrie prospère et les majors, quoiqu’ils en disent, en profitent de par leur emprise sur le marché des communications et des technologies. Y aurait-il là matière à réflexion ? Si l’usager vole l’artiste en le téléchargeant gratuitement sur son iPod, quelle est la responsabilité d’Apple qui lui fournit la technologie pour le faire ? On peut bien se poser la question directement : qui y perd? Une industrie aux limites du monopole ou des milliers d’artistes floués par cette machine immense qu’ils font vivre? 

Bibliographie 

ADISQ, Merci pour la chanson. [http://www.adisq.com/doc/pdf/annexe-merci.pdf] 

Attali, Jacques, Bruits : Essai sur l’économie politique de la musique, Presses universitaires de France, 1977, 301 p. 

Bérubé, Stéphanie, «Les jeunes Québécois téléchargent de la musique sans scrupules» in La Presse [Cahier Arts et spectacles], 1er octobre 2004, p.1. 

Brunet, Alain, Le disque ne tourne pas rond, Coronet liv. 2003. 292 p. 

«Télécharger de la musique n’est pas illégal» in La Presse Canadienne, version web, 1er avril 2004, 9h52. 

 

 

 

1 Sondage La Presse-Musique Plus, septembre 2004.

2 Attali 2001, 247.

3 Brunet 2003, 106.

4 Rolling Stone 966, 27 janvier 2005, p. 12.

5 voir le texte sur : http://www.mononc.com/fred.html   

6 Rolling Stone 966, 27 janvier 2005, p. 11

7 Attali 2001, 194.