Beaucoup de producteurs de musique populaire disent vivre avec les artistes qu'ils soutiennent une histoire «d'émotion et d'instinct». Certains producteurs et promoteurs prétendent ne pas tenir compte des règles habituelles du commerce des disques et spectacles. Comment les croire alors même que toute valeur culturelle, même contestataire, est intégrée au circuit des marchandises? Même si les chansons sont des langages en boîte avant d'être des boîtes de soupe, peut-on se déclarer indépendant de tout réflexe commercial face à leur création et à leur diffusion? En fait le terme «indépendant» peut tenir compte d'éléments aussi différents que les attitudes face aux distributeurs et aux diffuseurs ou les critères de travail sur la production des disques. Par exemple, tel producteur se considère plus libre face au fonctionnement des palmarès parce qu'il refuse de s'engager dans la production de disques «simples» (idée dérivée de l'ancien 45 tours) pour fournir les radios.
Pierre Tremblay participe à la fusion des catalogues de Kébec-Disc et Trans-Canada en 1986, qui donne accès à un très gros tableau de la production musicale francophone. En même temps, il songe à créer son propre label pour promouvoir la chanson québécoise la plus créative en donnant libre cours à ses «coups de coeur». Les Disques Double sont fondés en octobre 1986. Les premières activités, retracées au début de 1987, comprennent des ententes sous licences pour des artistes français par l'acquisition du volumineux catalogue de Charles Tallart. Entente commerciale très courue de nos jours, la licence comprend essentiellement le pressage, la gravure et la distribution de disques déjà produits par une compagnie ou par un petit producteur. Les premières réalisations complètes de disques de Pierre Tremblay datent de 1988-1989 avec Marie Carmen, Marc Drouin et Rendez-vous doux de Gerry Boulet. Il organise à l'automne 1990 les premières tournées de spectacles pour Marie Carmen surnommée «Piaf du rock» d'après une chanson écrite pour elle par Luc Plamondon. Pierre Tremblay préfère un travail d'équipe sans pression d'aucune sorte sur l'artiste. Il ne se préoccupe pas du succès à court terme: «Je ne suis pas capable de sentir ou de fabriquer un «hit». Je suis un gars d'album. Quand un album me satisfait, je suis prêt à le vendre au complet.»
Le cheminement de Pierre Tremblay ressemble à celui d'autres passionnés qui ont d'abord travaillé dans la gérance d'artistes et la production de spectacles et en sont venus plus tard au disque. Paul Dupont-Hébert a oeuvré comme producteur de scène et gérant d'artistes dans les années 70, avant de s'impliquer aux Productions Beaubec jusqu'au milieu des années 80. M. Dupont-Hébert a cultivé ses relations personnelles et professionnelles d'au moins quinze ans avec des artistes comme les Séguin, Carole Laure et Lewis Furey, Geneviève Paris, Catherine Lara, Serge Fiori, Francis Cabrel, Bertrand Gosselin, Jim Corcoran, Serge Thériault et Claude Meunier. Ses activités lui ont permis de «redonner de l'importance à l'art de plusieurs auteurs-compositeurs-interprètes du Québec et d'Europe, ce qui n'était pas conforme au climat de vide politique et culturel existant au début des années 80». A la fin des années 80, Paul Dupont-Hébert se «recycle» dans la production théâtrale et télévisuelle, notamment en prenant la direction artistique du Festival de Lanaudière.
D'autres créneaux de musique sont de mieux en mieux servis par une meilleure maîtrise des moyens de production et de distribution, le plus souvent aux mains des musiciens eux-mêmes et à la faveur d'échanges culturels internationaux. La musique «actuelle» est considérée à tort ou à raison comme une musique d'intellectuels. En fait, cette musique s'inspire de toutes les formes musicales, traditionnelles, savantes ou populaires, en brisant des conventions de mélodie et d'harmonie connues ou apprises. La majorité des oeuvres en musique «actuelle» sont des compositions instrumentales, avec des apports de voix et de texte souvent très différents des usages pop. Ce critère les rapproche des musiques d'ambiance comme les musiques de films, des folklores traditionnels, de la musique classique, du jazz ou encore de la musique rock plus savante que l'on a qualifiée de «progressive» dans les années 70. Les caractères de cette musique ne respectent pas les standards de la chanson populaire qui dominent les médias depuis les années 50 et 60: de ce fait la radio et la télévision les rejettent, sauf pour le créneau de Radio-Canada. Au Québec, les auteurs-compositeurs et producteurs autonomes de cette musique ont accumulé au moins dix ans d'expérience dans des conditions précaires d'enregistrement, de jeu de scène, de gestion de projets et de distribution. Ambiances Magnétiques est fondée en vers 1986 pour regrouper différentes démarches musicales autogérées, pour une distribution plus solidaire et un meilleur contrôle sur la réalisation des spectacles et des disques.
Au coeur de cette fondation se retrouvent d'anciens membres du groupe Conventum, René Lussier et André Duchesne. En 1985, après son premier microsillon solo Le temps des bombes, André Duchesne produit l'album Ravir du groupe de musiciennes Wondeur Brass, renommé Justine en 1990. Joanne Hétu, Diane Labrosse et Danielle Roger de Wondeur Brass convainquent les gars à l'oeuvre dans la même sphère musicale d'unir leurs forces et leurs capitaux dans la production et la diffusion de leurs disques et spectacles. En 1990, le catalogue d'Ambiances Magnétiques contient presque une vingtaine de titres de différents artistes, dont Les Granules (René Lussier et Jean Derome), grands musiciens touche-à-tout inspirés par l'histoire tordue de toutes nos musiques québécoises. Les contacts les plus décisifs pour un réseau de distribution efficace sont venus d'Europe. L'implication de Chris Cutler, musicien anglais «marginal», est à la source de Recommended Records, qui diffuse depuis 1980 des musiques contemporaines ouvertes à toutes les cultures et à tous les styles. Cette maison de production est l'issue concrète de nombreux échanges entre musicien-ne-s depuis la fin des années 70 à partir de l'Angleterre, de l'Allemagne, de la France, des états-Unis, du Japon et du Canada.
La compagnie Justin Time concrétise aussi une passion musicale, défendue et rentabilisée contre vents et marées. En 1983, Jim West rachète la compagnie de distribution Almada de Montréal, spécialisée en jazz, pour en faire Distribution Fusion III. La même année, il entend jouer le pianiste Oliver Jones au Club Biddle's Jazz&Ribs, lieu de rencontre de plusieurs musiciens de jazz montréalais. Le bassiste Charlie Biddle en est le propriétaire. Jim West décide spontanément de faire signer un contrat de trois disques au trio Jones-Biddle-Primeau. Le premier disque est enregistré par Morris Applebaum dans l'atmosphère du Club et crée tout un émoi dans le public amateur de jazz et dans les milieux de l'industrie musicale en général. Depuis, les huit microsillons d'Oliver Jones, plus gros vendeur de l'étiquette Justin Time, vendent chacun au moins 7,000 copies à travers le monde, grâce à une politique de distribution soignée dans une dizaine de pays.
La variété du catalogue québécois et canadien des musiques produites et éditées sous licences par Justin Time est une des caractéristiques les plus originales de la compagnie. Il comprend aussi bien le piano semi-classique de Marie-Andrée Ostiguy que la parodie musicale du duo Bowser&&Blue et le jazz-pop aventureux de Karen Young et Michel Donato. Depuis 1987-88, Justin Time s'oriente davantage vers la licence pour des auteurs-compositeurs de chanson francophone. Plusieurs artistes bénéficient de ces ententes: l'harmoniciste Alain Lamontagne, Michel Lalonde du groupe Garolou, Michel Robert et surtout Richard Desjardins, sacré en 1990 digne héritier des meilleur-e-s chansonnier-e-s urbains du Québec.
On retrouve encore un grand nombre de producteurs de spectacles indépendants, pour répondre à un besoin pressant des jeunes artistes: se trouver des scènes et façonner leur public, tâche plus complexe qu'il y a 20 ans. Pour réagir à la crise des variétés musicales québécoises au milieu des années 80, les exigences du CRTC au Fédéral sont devenues plus sévères. A partir de recherches et de consultations des principaux tenants des industries culturelles au Québec, le CRTC impose aux radios francophones du Québec un quota de 35 % de musique et chanson francophone. La solution pour les radios piquées au vif se trouve encore une fois dans le dépistage actif de nouveaux talents: seulement la motivation ne vient plus de l'intérieur des radios. Les concours organisés par les radios majeures: CKOI, Radio-Canada, Radio-Mutuel, sur la scène du Club Soda ou ailleurs, tentent de combler un vide entre les lieux consacrés (Place des Arts, Théâtre Saint-Denis) et les bars à l'ambiance difficilement favorable aux auteur-e-s de chansons.
Le milieu des années 80 au Québec a vu apparaître une série de lieux alternatifs pour les musiciens et leurs publics qui se sentaient «déclassés» par rapport au reste de la production pop ou rock. Le bar-spectacles Les Foufounes électriques est devenu un modèle social sur lequel s'est branche une certaine jeunesse. D'autres conventions d'esthétique, de mode, de communication y ont leur place jusqu'en 1992-93. La télévision de Radio-Québec, rejeton des envolées politiques souverainistes, présente une série d'émissions qui redorent le blason des variétés tous azimuts. Beau et Chaud, animée par Normand Brathwaite, démontre les concepts les plus originaux et la plus fluide mise en scène pour présenter les musiques de plus en plus diverses du Québec et d'ailleurs.
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Danielle Tremblay